Laurent

Laurent a seize ans.  Et le sens de l’honneur. La décision n’en est que plus difficile. Pour bien comprendre le cas de conscience devant lequel se trouve Laurent, il faut remonter un peu dans le temps. Et d’abord jusqu’à sa petite enfance.

Pêle-mêle ressurgissent toutes sortes de souvenirs. Sa mère – tiens, au fait, c’est vrai, il n’a jamais parlé d’elle en disant « ma maman » mais toujours « ma mère » – sa mère au petit matin, lui confectionnant un copieux petit déjeuner et s’extasiant:

– Regarde, Laurent, quelle chance ! Les lutins sont encore venus cette nuit. Ils ont fait la vaisselle.

Effectivement, la nappe était mise, la vaisselle était faite, il ne restait pas une assiette, pas un verre sale. Et pourtant, à l’époque, on n’était pas assez riche pour s’offrir une machine.

Les lutins … Lorsque les années auront passé, Laurent devra bien se rendre à l’évidence. Les lutins n’existaient pas. Les lutins, c’était sa mère. Après une longue journée de travail au bureau, elle se relevait, la nuit, pour ranger la maison. Seule la fierté, ou la discrétion, lui faisait inventer ces histoires de lutins.

Le père de Laurent n’avait jamais vraiment travaillé. Pourtant, il avait suivi  avec aisance de longues études universitaires et aurait facilement pu trouver un très bon emploi. Mais il lui aurait fallu se lever tôt. Or il émergeait rarement avant midi. Il lui aurait aussi fallu porter un costume, mettre une cravate. Il avait bien essayé, une fois, pour aller se présenter à un éventuel employeur. Mais il s’était immédiatement rendu compte que se lever ainsi, se vêtir ainsi, chaque jour d’un bout à l’autre de l’année, cela aurait été au-dessus de ses forces. Aussi, le premier matin où il aurait dû se rendre au travail, il avait préféré rester couché.

Qu’on ne se méprenne pas. Le père de Laurent n’était certes pas un fana­tique du travail mais ce n’était pas un imbécile non plus, de beaucoup s’en fallait. Simplement, il vivait sur une autre planète. Il passait ses soirées au bistrot, rentrait vers minuit, se confectionnait tant bien que mal son unique repas de la journée, puis poussait d’un revers de manche les reliefs du festin, débarrassant un coin de table sur lequel il étalait alors de vieux bouquins cent fois annotés, des cartes du Brésil ou de Malaisie, et un gros cahier sur lequel il por­tait ses observations, ses remarques, ses cogitations. Ensuite, vers trois heures du matin, il sortait, marchait sur le chemin de terre menant à la route nationale et observait longuement les étoiles.

Il revenait à la maison sans bruit, montait jusqu’à  la chambre de Laurent, le réveillait en douceur et le prenait par la main jusque sur la terrasse pour lui montrer Vénus, Saturne, la Grande Ourse, l’Etoile du Berger ou les cratères de la lune. Laurent se rendormait, des étoiles dans les rêves, et son père se remettait à ses lectures jusqu’aux premières lueurs du jour. Alors seulement il était temps pour lui d’aller se coucher, à moins qu’un ouvrier agricole ou un employé de la voirie, apercevant de la lumière, ne vienne cogner à la porte, un litre de vin et un gros pain sous le bras, histoire de poursuivre la conversation entamée la veille au bistrot. C’est ainsi que, parfois, le père de Laurent croisait sa femme, sans un mot, se hâtant d’aller dormir avant que Laurent n’apparaisse à son tour. Elle trouvait alors sur la table pleine de miettes un petit mot à son intention, plus ou moins agréable, dans lequel il avait griffonné d’une écriture serrée ses récriminations, ses observations et ses souhaits.

Voilà donc les parents de Laurent. Pour père, une espèce de fou tendre, négligé et vieillissant, vivant en marge du travail et des réalités. Pour mère, une jeune femme, enfin, jeune… Disons que, si elle avait quasiment le même âge que son mari, elle le portait différemment. Pour mère, donc, une jeune femme belle, soignée, active. Et libre. Dans son comportement comme dans son autonomie financière.

Laurent était, sinon amoureux, du moins jaloux de sa mère. Mais c’est son père qu’il aimait. Cet amour était conforté par les échos qui lui étaient parvenus à l’école, au fil des années. Les enfants de son âge rapportaient ce que leurs parents pensaient du vieux fou et, dans leurs mots, transperçait une vraie affection doublée d’une profonde admiration. Ils n’ignoraient pas les longues soirées au café, les nuits à la belle étoile, les ultimes rencontres d’avant le petit jour mais préféraient se rappeler qu’il était de bon conseil,  toujours prêt à rendre service. Tandis que, de sa mère, Laurent ne recevait à l’école qu’un écho plus ténu, plus critique aussi. Elle ne frayait pas avec les gens du village.  Plus tard, il entendit qu’elle avait un amant.

Un amant. Laurent ne voulait pas l’imaginer. Sa raison comprenait mais son esprit refusait d’envisager cette image, sa mère, quelque part, dans une chambre, un hôtel, avec un homme…

Heureusement, il avait Jacques.

Jacques, c’était un copain à lui. Trois ans de plus et une moto qu’il prêtait souvent à Laurent, bien qu’il n’eût pas l’âge de piloter un tel engin. Jacques possédait aussi une voiture de marque étrangère, assez ancienne mais furieusement nerveuse. Lorsque Laurent le lui demandait, Jacques l’emmenait jusqu’au village voisin pour aller rendre visite à sa petite amie. Ah, vraiment, Jacques, c’était un ami.

Le samedi, le dimanche, lorsque la mère de Laurent ne travaillait pas, que son père dormait encore, Jacques venait à la maison. Pour voir Laurent. Parfois, il venait même lorsque Laurent n’y était pas. Et, le soir, il lui arrivait parfois de rester, pour parler encore un peu avec sa mère, lorsqu’il était parti se coucher.

Bien sûr, vous avez compris. Mais Laurent, lui, n’avait pas compris. D’ailleurs, il ne voulait pas comprendre. Il faudrait un retour impromptu, un dimanche matin, une histoire de chaussures de sport oubliées dans sa chambre, pour qu’il com­prenne. Ah ! Cette image ! Jamais, sans doute, il ne l’oublierait.

Comment Laurent pourrait-il désormais continuer à vivre sous ce toit ? Comment pour­rait-il garder pour lui ce secret ? Mais quelle considération pourrait-­il avoir encore pour lui-même s’il allait tout raconter à son père ? Mouchard ? Non, Laurent n’était pas un mouchard. D’ailleurs, comment était-il possible que son père ne fût pas au courant. Dans un petit village comme le leur, tout se dit, tout se sait. Peut-être son père faisait-il seulement mine de ne pas savoir. Pour ne pas perturber son fils, pour ne pas avoir à prendre de décision, pour ne pas perdre le privilège d’une maison toujours propre, d’un réfrigérateur toujours garni, d’une cohabitation finalement pas si désagréable.

Oui, peut-être son père était-il une victime consentante. Mais Laurent ne se ferait pas le complice de cette sordide mascarade. Il partirait.

Laurent a parlé de son projet à ses parents, séparément, prétextant la nécessité de poursuivre ses études à la ville. Son père regrettera les escapades nocturnes sous les étoiles, il le lui a dit. Mais il ne s’opposera pas au départ, même si son fils n’est pas encore majeur. Mais il ne pourra pas mettre un sou dans la location d’un studio ou même d’une chambre. Quant à sa mère, elle se souvenait très bien du visage défait de son fils lorsqu’il l’avait surprise avec Jacques. Elle devait donc comprendre et, de toute manière, elle n’avait pas l’intention de mettre fin à sa liaison. Alors, elle assumerait le loyer.

– Je n’ai que deux valises. Je prendrai l’autobus. Oui, l’autobus. Je ne veux pas que Jacques m’accompagne avec sa voiture.

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