Jean-Marie

Jean-Marie avait trente-cinq ans, deux de moins que Françoise. Elle était enseignante et, désormais, c’est elle qui faisait bouillir la marmite. Jean-Marie, chômeur depuis peu, avait accueilli son licenciement comme un soulage­ment.

Son temps, il le passait à préparer la cuisine, à bricoler dans la maison. Souvent, des voisins venaient demander son aide. Il allait réparer un robinet, régler une chaudière. Il ne se faisait pas payer, mais acceptait volontiers un petit cadeau, une volaille, une friandise, ou un jouet pour leur fils, Antoine, qui venait de fêter ses neuf ans.

Antoine était toute sa vie. Pendant que Françoise enseignait les enfants des autres, à l’école, Jean-Marie se demandait ce qu’il pourrait bien, le soir, apprendre à son Antoine adoré. Ou ce qu’Antoine lui apprendrait de nouveau, à lui, Jean-Marie.

Jean-Marie avait pris l’habitude d’aller at­tendre son fils, chaque après-midi, non pas à la sortie-même de l’école, qui se trouvait à un petit kilomètre de distance, mais quel­que part entre l’école et la maison. C’était devenu un jeu entre eux. Jean-Marie cherchait chaque jour, une cachette nouvelle, derrière une haie, à l’abri d’une voiture, au détour d’une maison

Ce jour-là, c’était l’hiver et il faisait déjà nuit. Jean-Marie, vêtu de son éternelle parka gris muraille, s’était caché derrière le talus qui domine la grand-route. Il vit de loin la silhouette d’Antoine, son cartable, son écharpe, ses cheveux en bataille. Il était à une centaine de mètres, de l’autre côté de la route, qu’il s’apprêtait à franchir à la hauteur du passage pour piétons, bien en vue, bien éclairé, qu’il utilisait tous les jours.

Tout se passa très vite. Antoine était là, arrêté au bord du trottoir, observant à gauche et à droite, comme Jean-Marie le lui avait appris. Et soudain, une voiture surgit en trombe, roulant en dépit du bon sens, empiétant sur le talus de gauche, revenant mordre sur celui de droite, montant finalement à moitié sur le trottoir, juste à l’endroit où Antoine attendait.

Le cri de frayeur se mêla à celui des pneus, puis du choc. La voiture S’immobilisa, tandis que Jean-Marie, après quelques instants de stu­peur, se levait d’un bond et se mettait à courir vers son fils, allongé à terre, immobile.

Le conducteur était descendu de voiture et, dans la pénombre, Jean‑Marie le vit s’approcher du corps d’Antoine en titubant un peu, le retourner de la pointe du pied, puis courir vers sa voiture et démarrer en trombe.

Hors d’haleine, Jean-Marie était arrivé près d’Antoine. Il vit le sang sur les vêtements, le cartable éventré et, surtout, le visage déjà blanc, livide. Une première voiture s’était arrêtée, puis une deuxième, quelqu’un avait appelé la police.

Jean-Marie restait là, comme prostré. Puis il y eut un bruit de sirène, des uniformes, des hommes en blanc, une civière. Jean-Marie avait voulu monter dans l’ambulance, les gendarmes avaient préféré l’emmener dans un second véhicule. Cap vers l’hôpital de district.

Antoine était mort pendant le transport. A aucun moment il n’avait repris connaissance.

Dans la mémoire de Jean-Marie, tout se bouscule désormais. L’arrivée de Françoise, le soutien attentionné des médecins et des infirmières, le retour à la maison. Trois jours plus tard, l’enterrement. Aucun mot ne peut dire la douleur des parents.

Pour la première fois, Jean-Marie mentit à Françoise. Il lui mentit comme il mentit aux gendarmes venus l’interroger. Non, il n’avait rien vu. Non, lorsqu’il avait découvert son fils, inanimé sur le bord de la route, il n’y avait plus personne. Non, il ne savait rien.

Une semaine plus tard, Françoise retourna à l’école. Ses élèves furent parfaits de discrétion. Jean-Marie, lui, se mit à chercher du travail. Rien ne le retenait plus à la maison. Une ou deux fois, le soir, il demanda à Françoise de l’excuser. Il avait à faire. Il lui expliquerait, un jour. Il alla à pied, jusqu’au village voisin. Il se mit à observer, discrètement, un quartier de maisonnettes. Tapi dans les fourrés, loin de l’éclairage public, il attendait le retour de ceux qui, le soir, rentraient chez eux, en voiture, après une jour­née de travail en ville. Le deuxième soir, il lui sembla reconnaître la voiture. Et l’homme. Le troisième soir, il en fut persuadé.

Le samedi qui suivit, il revint au même endroit avec, sous le bras, un long objet emballé dans du papier kraft.

Ce fusil qu’il rangeait en hâte dans le grenier, après chaque période militaire, parce que les armes, la violence et la discipline lui fai­saient horreur, il était allé le chercher la veille, pendant que Fran­çoise était à l’école, il l’avait consciencieusement démonté, vérifié, graissé, remonté et avait introduit une balle dans le canon.

Maintenant, alors que l’homme à la voiture était revenu du tra­vail, qu’il avait pénétré dans la maisonnette et qu’il s’était installé seul, devant la télévision, Jean-Marie enjambait prestement la clôture, s’approchait de la fenêtre.

Jean-Marie le non-violent, Jean-Marie le pacifique, mit en joue calmement, sans trembler. L’assassin de son fils n’avait pas le droit de vivre.  Jean-Marie n’avait pas le droit de le laisser vivre.

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