Béatrice et Sylvie

Béatrice et Sylvie sont jumelles. Longtemps, leurs chemins, comme leurs visages, se sont confondus. A l’école, l’institu­trice avait dû demander à leur maman de les habiller de couleurs différentes afin de pouvoir les reconnaître. A la récréation, Béatrice et Sylvie s’enfermaient dans les cabinets et, quand elles ressortaient, elles avaient échangé leurs tenues. Bien sûr, elles étaient les seules à le savoir et, si elles ne s’en étaient pas un peu trop vantées, la maîtresse n’aurait jamais songé à exiger, en plus, des coupes de cheveux de longueurs différentes.

A l’âge des premiers flirts, elles ont appliqué à leurs nombreux soupi­rants les méthodes qui leur avaient si bien réussi.

Elles s’amusaient, provoquaient mais ne se laissaient pas approcher de trop car Béatrice et Sylvie, qui partageaient une absolue complicité, ne souhaitaient pas qu’un intrus vienne rompre leur unité. Au fond d’elles-mêmes, elles étaient quasiment soeurs siamoises.

Sans doute tous les vrais jumeaux se sont-ils dit un jour: Nous som­mes nés le même jour, nous avons les mêmes chromosomes, nous sommes l’exacte réplique l’un de l’autre. Il n’y a donc aucune raison pour que nos chemins, jamais, divergent. Nous grandirons au même rythme, nous vieillirons des mêmes années et nous mourrons à la même heure.

Mais la vie se charge de vous détromper.

Un banal accident de voiture. Béatrice à l’avant, à côté de Roger, Sylvie à l’arrière, à côté de Jacques. Samedi soir. Une plaque de verglas, deux tonneaux. Roger: tué sur le coup. Jacques: plusieurs mois d’hôpital. Béatrice: multiples fractures. Sylvie: rien.

Pour Sylvie, l’insouciance de l’adolescence pouvait se poursuivre, en même temps que les études. Pour Béatrice, c’étaient à la fois l’hôpital, les opérations successives, puis la longue convalescence. Et, surtout, le sentiment de la mort.

Voilà que Béatrice et Sylvie n’était plus dans la même classe, le même amphithéâtre. Voilà surtout que leurs coeurs ne battaient plus aux mêmes émotions.

Deux ans plus tard, Sylvie partit pour Londres, y rencontra un Australien, Ralph, qui travaillait dans la recherche pétrolière. Son contrat terminé, il devait repartir pour son pays. Sylvie le suivit. Ils se marièrent dès leur arrivée à Sydney. Six mois plus tard leur naissait Ronald, un an après Emily, et à nouveau, un an plus tard, Caroline. Ralph avait acheté un ranch dans le nord-ouest. Le bonheur.

Pour Béatrice, le chemin avait été plus long. Elle se sentait comme un devoir de fidélité à l’égard de Roger, qu’elle connaissait pourtant à peine lors de l’accident. Et puis, disons-le, elle ne voulait pas abandonner ses parents, qui vieillissaient mal et qui, sans elle, se seraient retrou­vés seuls.

Pourtant, un soir, elle rencontra celui qui allait devenir son mari, Charles. Onze ans de plus qu’elle, divorcé, sans enfants. Sa première femme n’avait pu en avoir et cela avait été pour beaucoup dans la dégénérescence de leur couple.

Charles n’avait rien caché de cela à Béatrice et Béatrice se réjouis­sait à l’idée de pouvoir lui donner ce qu’il souhaitait tant, un enfant.

Charles et Béatrice sont désormais mariés. Les parents de Béatrice, s’ils sont tristes de la voir quitter la maison, espèrent qu’au moins la vie leur laissera le temps de devenir de tendres grands-parents. Tendres et proches, pas comme pour Ronald, Emily et Caroline, dont ils ne connaissent que de trop rares photos envoyées d’Australie.

Seulement voilà. L’un après l’autre, les tests de grossesse se révèlent négatifs. C’est peut-être à cause de moi, pense Charles. Son médecin le rassure. Non, tout va bien. C’est Béatrice qui ne peut avoir d’enfants. Séquelles de l’accident? Choc psychologique? Hasard? Fatalité?

Tests, examens, innombrables visites à des médecins qui tous disent: on va trouver. Et qui ne trouvent pas.

Charles est parfait. Pas une remarque, pas une allusion au fait que, pour lui, c’est la même histoire, le même cauchemar qui recom­mence.

Charles et Béatrice ont du mal à parler de leur malheur. Chacun s’enferme dans le mutisme, de peur de faire mal à l’autre. Pour­tant, par bribes, ils imaginent les ultimes possibilités. Le Dr. K, à New-York. Mais comment espérer qu’il réussisse là où tous les autres ont échoué. L’adoption, pourquoi pas. Mais comment savoir si le petit « orphelin » bolivien qu’on ira chercher, quasiment acheter à la Paz n’aura pas été enlevé à ses propres parents par des rapaces en quête de profit.

Alors, Béatrice à Charles:

–    Et Sylvie…

–    Quoi, Sylvie ?

–    Sylvie…

–    Béatrice, tu es folle, elle ne voudra jamais. Comment peux-tu même y songer ? Et moi, tu y as pensé, à moi. Et son mari. Et les gosses…

–   Charles, laisse-moi au moins lui envoyer un message.

C’était en février dernier. Béatrice a écrit à Sylvie. Elle préférait à internet le courrier à l’ancienne, parce que ces choses-là ne tolèrent pas l’immédiateté. Une lettre sobre, sans gémissements, sans même une allusion à ce qui lui avait parcouru l’esprit. Seulement pour l’informer.

L’Australie, ce n’est pas la porte à côté. Sylvie, elle aussi, voulait que sa réponse porte le poids des mots et de l’attente. La lettre est arrivée onze jours plus tard.

Sylvie avait compris entre les lignes. Elle en avait parlé, calme­ment, avec Ralph. Et sa lettre disait simplement: tu l’auras, cet enfant. J’arrive.

Je vous passe les détails, les épisodes. Sylvie était arrivée par avion, une semaine plus tard. Entretemps, Charles s’était renseigné, avait pris des contacts. Pour plus de discrétion, la première partie du programme se déroulerait en Suisse, chez un médecin qui, depuis plusieurs mois, militait ouvertement pour la légalisation de ce que les pouvoirs publics appelaient « les mères de substitution ».

Syvie se rendit chez le médecin suisse avec sa soeur jumelle et avec Charles puis elle fit en sorte que personne ne la voit jamais avec sa soeur, son double. Très vite, elle reprit l’avion pour Sydney. Elle n’allait tout de même pas attendre neuf mois ici. En Australie, Ralph, Ronald, Emily et Caroline avaient eux aussi besoin d’elle.

Sylvie n’est revenue qu’au dernier moment, en novembre. Charles est allé l’attendre à l’aéroport, seul. Il a éprouvé un véritable choc, comment le cacher, en voyant Sylvie, la réplique exacte de sa femme, arborer avec tant de naturel une robe de grossesse. A la maison, Béatrice portait elle aussi, désormais, des vêtements amples pour donner le change et éviter la trop grande surprise des amis.

Enfin le 17 décembre, parmi quatorze avis du même type, on put lire dans le journal: Charles et Béatrice V. – vous comprendrez que je ne dévoile pas leur nom – ont la grande joie de vous annoncer la naissance de leur fils, Nicolas.

Quatre jours plus tard, Sylvie quittait la clinique où elle avait accouché sous l’identité de sa jumelle. Elle prit presque aussitôt l’avion pour Sydney. Seule. Là-bas, son mari et leurs trois enfants l’attendaient. C’était assez pour son bonheur. Ici, grâce à elle, Béatrice échappé à la malédiction qui la condamnait à n’être jamais maman.

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