Hélène

Paris, février 1985. C’est l’hiver et, même dans le parking couvert du supermarché, une pellicule de glace recouvre le ciment maculé de taches d’huile. Hélène Audran, 63 ans, institutrice à la retraite, sort de sa voi­ture avec précaution, boutonne son manteau jusqu’en haut, ouvre même la portière arrière pour prendre une écharpe supplémentaire et, sans enlever ses gants, empoigne le cabas qui ne la quitte jamais quand elle va faire ses emplettes de la semaine.

Juste avant la porte automatique permettant d’accéder aux escaliers roulants, elle aperçoit un petit groupe tenant conciliabule à côté d’une vieille voiture en mauvais état. Deux femmes, trois enfants, dont une fille. Les femmes entre 30 et 35 ans, les enfants entre 8 et 12. Parmi eux, un gosse qu’Hélène a eu en classe, l’année précédente, pour sa dernière année avant la retraite. Juan-José. L’une des deux femmes doit être sa mère mais Helène ne l’a jamais rencontrée.

Juan-José doit aujourd’hui avoir onze ans. Il en avait donc trois lorsque les généraux ont pris le pouvoir en Argentine, le pays où il est né. Il avait un frère, Manuel, de trois ans son aîné. Son père était journaliste à La Opinion, un des journaux les plus courageux de Buenos-Aires. La Opinion était le journal fondé par Jacobo Timerman, qui fut arrêté dès après le coup d’état, torturé, et qui doit on ne sait à quel hasard ou à quel miracle d’avoir été libéré, alors que les militaires étaient encore au pouvoir, et d’avoir pu gagner Israël. Tout cela, Hélène le sait car elle est membre d’Amnesty et milite pour la défense des droits de l’Homme.

Elle le savait déjà avant d’avoir Juan-José dans sa classe. Mais tout ça a pris sa pleine signification lorsqu’elle a appris son histoire.

C’était un matin de 1977, à Buenos Aires, dans le quartier résidentiel d’Olivares où les parents de Juan-José louaient une petite maison. La maman de Juan-José, vraisemblablement donc l’une des deux femmes présentes dans le parking du supermarché, était sortie pour une petite heure, le temps de se rendre au marché du quartier.

Lorsqu’elle en était revenue, la grille du jardin était ouverte et la porte d’entrée n’était plus fermée à clef, comme elle avait pourtant pris soin de le faire. Dans le couloir régnait un grand désordre et elle eut beau appeler, personne ne lui répondit. Pourtant, lorsqu’elle était partie, une heure plus tôt, son mari dormait encore. La veille, il était rentré. Manuel jouait au salon et Juan-José était dans la petite chambre du haut.

Maintenant, le salon était vide, sens dessus dessous. Le grand lit était défait, les draps jetés à bas. De soupente parvenait des pleurs. Elle était montée hors d’haleine et avait trouvé Juan-José, indemne. Les deux autres, son mari et son fils aîné, avaient disparu.

Dans le voisinage, personne n’avait rien vu. Elle attendit un coup de téléphone, une lettre, fit des démarches. Au poste de police, au ministère, on ne savait rien. Elle confia Juan-José à ses parents, tenta de remonter les pistes. Rien. Après le découragement vint la révolte. On la vit avec les autres folles de mai faire le siège, une fois par semaine, de la Casa Rosada, le palais présidentiel.

C’est à cette époque qu’elle reçut un appel anonyme. Si elle conti­nuait de manifester ainsi, on – mais qui était donc ce « on » – on ne répondait plus de sa sécurité ni de celle de Juan-José. Ses propres parents ne seraient pas non plus à l’abri. Et on avait raccroché.

Elle avait réfléchi toute la nuit. Au matin, sa décision était prise. Elle choisirait l’exil.

C’est ainsi qu’elle était arrivée à Paris avec Juan-José. Cela faisait cinq ans maintenant. Mais elle n’avait toujours pas trouvé de vrai travail et n’avait pas vraiment appris le français. Son esprit était resté ailleurs.

Helène, dans sa vie d’institutrice, n’avait jamais véritablement souf­fert mais elle avait appris à imaginer la souffrance des autres. Maintenant, les deux femmes et les trois enfants la suivaient dans l’escalier roulant. Hélène s’était retournée, son regard avait rencontré celui de Juan-José, qui semblait gêné et s’était empressé de regarder ailleurs. Ce qui avait fait un peu de peine à Hélène. Elle avait aussi remarqué que les trois enfants, ainsi que l’une des femmes, ne portaient pas de manteau. Avec le froid qu’il faisait.

Dans l’hypermarché, leurs chemins s’étaient séparés. Hélène avait acheté de quoi tenir une semaine car elle avait horreur de ce genre
de lieu et s’y rendait le moins souvent possible. Elle avait même acheté un grand gâteau, elle qui n’appréciait guère les sucreries. En fait, elle espérait que le hasard la ferait repasser par la caisse en même temps que Juan-José et sa tribu. Peut-être pourrait-elle les inviter, tous, dans son petit appartement de célibataire retraitée.

Le hasard fait parfois bien les choses. En débouchant du rayon parfumerie, Hélène retrouve tout son monde, qui vient du rayon vêtements confection. Un autre client a poussé son chariot entre eux et elle, qui prend la file. Et c’est là que la chose lui saute aux yeux. Juan­-José porte sur lui un lourd manteau vert sombre, flambant neuf. Les deux autres enfants sont eux aussi chaudement habillés. Celle des deux femmes qui n’était vêtue que d’un  pull léger porte maintenant un blouson de cuir.

Hélène croit aux vertus, elle les enseigne, ou du moins les a enseignées. Toute sa vie. A commencer par l’honnêteté. Et le respect du bien d’autrui. Fût-il un anonyme supermarché.

Et la voilà, soudain, témoin involontaire d’un vol. D’un vol pour
la bonne cause, sans doute, mais d’un vol. Que va-t-elle faire. Dénoncer la maman de Juan-José. Impossible, impensable, elle n’ose­rait plus jamais croiser son propre regard dans une glace, ni même continuer à militer à Amnesty. Rester là, dans la file, jusqu’au mo­ment où le vol sera consommé, où les deux femmes auront payé les quelques boîtes de conserves de leur chariot, sans déclarer, bien sûr, les manteaux, le pull et le blouson. Impensable aussi. Même par compassion, Hélène ne va pas renier les règles fondamen­tales auxquelles elle croit au plus profond d’elle-même. Elle ne sera pas complice.

Alors…

Alors, d’un geste, d’une mimique, Hélène fait celle qui se souvient, tout à coup. Elle a oublié quelque chose, excusez-moi Monsieur, et voilà qu’elle retire son chariot, laisse passer le client suivant et s’enfonce à nouveau dans le magasin. Cap sur la pâtisserie. Où elle dépose son beau gâteau dans le bac réfrigéré. Elle n’en a plus besoin, de son gâteau, puisqu’elle sera seule, ce soir, chez elle. Juan-José n’aura pas de gâteau mais, au moins, il n’aura plus froid.

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