Jean-Michel et Christian

Jean-Michel a quinze ans. Christian, son frère, dix-sept. Christian ne va plus à l’école. La plupart du temps, il est à l’hôpital. De l’avis général, les médecins sont formidables. Christian ne souffre pas. Simplement, il se sent faible. Les choses n’ont plus leur vrai goût, les voix leur vraie sonorité, les mots leur plein sens. Christian est comme sur un nuage. Est-ce dû à sa mala­die ou aux nombreuses injections qu’on lui impose chaque jour ? L’un et l’autre, sans doute. Mais il n’a pas à se plaindre. Et il ne se plaint pas.

Sa mère lui rend visite deux fois par jour, l’après-midi et le soir. Son père une fois, le soir. Jean-Michel, lui, ne vient plus. Du moins plus avec ses parents. Il ne supporte plus les précautions qu’on prend avec son frère, les mensonges, les silences. Il pressent bien que le chemin de Christian débouchera sur la mort, un jour ou l’autre. Il n’admet pas que ces choses ne soient pas dites. Alors, aux yeux de sa mère surtout, il fait figure d’enfant sans coeur. Lui qui en a à revendre, du coeur, et qui se cache pour pleurer. Lui qui saute souvent une ou deux heures de cours, en fin de matinée, pour venir parler avec Christian, malgré l’interdiction officielle de toute visite avant midi.

Il y a comme un pacte secret entre Christian et Jean-Michel. Ne pas parler de ces visites aux parents. Et, surtout, ne pas évoquer leur contenu. Que se disent les deux frères ? Christian parle de tout ce qu’il voudrait entreprendre, un grand recueil de poésie pour Pauline, l’amour de sa vie, qui ne vient plus, ne lui écrit même plus. Une histoire de l’art, oui, vous avez bien entendu, une histoire de l’Art, de l’antiquité à nos jours. Car Christian a la prescience de la mort et il veut laisser quelque chose aux vivants.

Il voudrait aussi composer des chansons. Il vient de demander à ses parents de lui apporter sa guitare mais il semble que, pour l’hôpital, cela pose quelques problèmes. Sa guitare reste donc sagemcnt posée sur le couvre-lit de sa chambre, à la maison. C’est son crève-coeur.

Alors, quand est seul, que ses parents ne sont pas à son chevet, que les infirmières ne tournent pas autour de lui comme rapaces autour de leur proie, que les médecins ne lui imposent pas un énième examen, il écrit. Pas des poèmes, les poèmes sont réservés à Pauline et Pauline, c’est son jardin secret. Non, des textes destinés à deve­nir des chansons.

Généralement, il a déjà un air en tête. Ses chansons sont des chansons de révolte et d’ingénuité, de refus et de sagesse. Pour garder un peu le mystère, des mots qu’ignorent les adultes et que Jean-Michel et Christian inventent avec un plaisir sans borne, comme des conspirateurs.

Je partirai. J’irai chanter sur les chemins. Chanter une vie sans armée, sans violence, sans nucléaire, sans école, sans adultes. Partir, partir, partir. Voilà ce qu’écrit Christian. Mais il ne partira pas, il le sait. Il est trop faible.

– Je partirai, moi, lui dit alors Jeen-Michel. J’irai chanter tes chan­sons, nos chansons. Je ferai du stop, je chanterai sur les terrasses, je ferai la manche.

C’est comme cela qu’est née, pour Jean-Michel, l’idée de la fugue. Bien entendu, le pacte secret restait valable. Christian ne dirait rien à personne. On fixa même la date, le 20 juin. Il restait un mois. Un mois pour arranger les chansons, pour en écrire d’autres.

Le 21 juin, au matin, les parents de Jean-Michel découvrirent, incrédules, que leur fils n’était pas dans sa chambre, qu’il n’avait pas passé la nuit à la maison, que son lit n’était même pas défait. Quinze ans, c’était un peu tôt pour découcher. Mais il était peut-être resté chez des amis.

L’après-midi, à l’hôpital, Christian vit sa mère préoccupée. Il le discernait d’autant mieux qu’il savait pourquoi. Mais ni l’un ni l’autre ne parla de l’absence de Jean-Michel. A la visite du soir, lorsque le père et la mère furent réunis autour du lit de Christian, ce fut le même silence. Pourvu, se dit Christian, pourvu que la lettre arrive avant qu’ils ne décident de prévenir la police.

La lettre était à la maison. Une lettre exprès, postée le matin, à plus de 200 kilomètres de là. Ne vous inquiétez pas, j’ai décidé de partir. La vie, c’est autre chose. Je suis avec vous dans mon coeur. Ne me faites pas rechercher, vous me perdriez pour toujours. Jean-Michel.

Ce fut la seule lettre aux parents. Christian, lui, en reçut une chaque semaine.

J’ai fait la manche à Bâle. Pas facile. Je passe en France. Besançon. Un mec est venu me parler alors que je chantais devant la gare. Il m’a dit que mes chansons étaient très belles. J’ai d’abord pensé que c’était un homo, non, c’était un curé. Très sympa. Il m’a invité chez lui. On y est allés dans une vieille 2CV. C’est un peu en dehors de la ville. Il m’a dit que je pouvais rester tant que je voulais, me servir dans le frigo, dormir sur le petit lit du salon. Pourquoi pas, quelques jours. Marseille, quel grouillement. Les gens rient mais ils ne sont pas généreux. J’irai à Paris dès que possible.

Les lettres se succédaient, l’été serait bientôt passé.

Pour rassurer ses parents, Christian leur avait avoué qu’il recevait des lettres de Jean-Michel mais avait refusé de dévoiler d’où elles étaient postées. Sa santé déclinait. Les médecins avaient dit à ses parents que peut-être, si on pouvait prélever des cellules du foie sur quelqu’un de jeune, qui soit du même groupe sanguin, et qui n’ait pas d’incompatibilité majeure… Ils pensaient à son frère …

Les parents étaient déchirés. Prévenir la police, au risque de perdre définitivement Jean-Michel mais avec l’espoir que ce prélèvement puisse sauver Christian. En fait, ils n’y croyaient guère. Au milieu de phrases de plus en plus incohérentes, Christian leur deman­dait de ne rien tenter. Il ne voulait pas subir de nouvelles opérations. Il ne voulait pas qu’à cause de lui son frère soit ramené entre deux gendarmes. C’est pour ça qu’à la différence d’autres affaires similaires, dont la presse a abondamment parlé, vous n’avez rien su de la fugue de Jean-Michel, de l’angoisse de ses parents. Ni de la disparition de Christian, un an plus tard.

Le surlendemain de la mort de son frère, Jean-Michel était de retour. Ses parents ne lui firent pas la plus petite remarque. La vie pouvait reprendre comme si de rien n’avait été. Christian avait été exaucé. Ses chan­sons avaient couru toute l’Europe et Jean-Michel, seize ans et demi, n’ignorait désormais plus rien des choses de la vie et de la mort.

Cette histoire est librement inspirée de vie et de la mort du jeune poète Yves Sandrier.

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