Chacho Royo

L’histoire remonte à plus d’un siècle et l’homme qui l’a vécue a toujours rechigné à l’évoquer. Pour lui, c’était son passé, son honneur et sa déchirure, pas sa carte de visite. Il savait que ses proches savaient, mais il n’aimait pas en parler et, lorsqu’il le faisait, c’était par allusions banalement énigmatiques, afin de ne pas élargir le cercle des initiés.

Nous sommes au printemps 1923, très précisément le 7 octobre, à San Lorenzo, province de Salta, Argentine.

Le Chacho, qui ne porte pas encore ce surnom d’affectueux respect, travaille comme peon dans la finca, la ferme, d’un propriétaire terrien, aisé et sourcilleux. Il est de toutes les besognes, à toutes les heures du jour et de la nuit, content encore d’avoir du travail, de quoi manger, un grabat pour dormir et quelques pesos à la fin de la semaine. Ses parents, venus d’Europe pour chercher ici la réussite, sont morts l’un et l’autre depuis plusieurs années, dans la plus profonde misère.

Chacho, d’instinct, est prêt à accepter beaucoup d’exigences, de peines. Mais il éprouve une aversion profonde pour l’injustice. Il a dix-huit ans. Il est seul dans la vie. Et la scène dont il est involontairement le témoin ce soir-là, dans la remise qui se trouve à l’arrrière de la maison du maître, est une scène d’horreur. Le maître, la soixantaine boursoufflée et suffisante de l’ivrogne parvenu, est en train d’abuser d’une gamine, d’une fillette que Chacho connaît bien. Adelita. Huit ans et demi. La cadette d’Eduardo, le capataz, le contremaître. La fillette crie, pleure, gesticule, tente de se protéger. D’un bond, Chacho se jette au cou du maître, le soulève, le rejette d’une bourrade vers le fond de la grange. Dans ses yeux, Chacho lit la surprise, la vengeance, la haine. Chacho sait bien que, demain, il sera inutile d’aller raconter l’histoire aux gendarmes. Dans la société rurale argentine d’alors, le maître a toujours raison et le pauvre toujours tort. S’il va trouver les gendarmes, c’est lui qui finira dans un cul de basse-fosse. Et, s’il n’y va pas, dès l’aube, le maître le renverra. Ce qui ne serait pas dramatique si, ainsi, Chacho ne craignait pas d’abandonner derrière lui la petite victime, Adelita, dont il est facile d’imaginer qu’elle n’échappera pas, la prochaine fois, aux pulsions du maître.

Chacho sait tout cela. Alors, calmement, après avoir poussé la gamine vers la porte, il revient vers le dueno qui reprend peu à peu de sa superbe, il sort de l’étui accroché à sa ceinture le facon, le long couteau qui lui sert de tournevis, de grattoir à corne, de poinçon à marteler le cuir, d’instrument pour châtrer les veaux, de cure-dents et d’arme de défense. Lui qui n’a jamais croisé le fer que par jeu, qui a toujours donné leur chance a ses adversaires, il va maintenant froidement, sereinement, enfoncer jusque a la garde son facon a manche ciselé dans la bedaine du violeur. Puis, toujours très calmement, il ira rassembler dans le recoin qui lui sert de chambre le seul objet dont, à part sa selle et son cheval, il soit propriétaire: une petite bible reliée de cuir. Alors, après avoir ramené sans un mot d’explication Adelita à Eduardo le capataz, il jettera la selle sur le dos de son cheval, le sanglera fermement et, sans se retourner, prendra dans les taillis d’épineux le chemin du nord-ouest, celui qui se perd dans les premiers contreforts des Andes, entre les ravins, les torrents à sec et les premières fleurs du printemps. Des jours et des jours de marche, de plus en plus difficiles. Deux-mille, deux-mille cinq cents, trois mille mètres d’altitude. Désormais, il est à l’abri de la justice des hommes, cette justice expéditive qui, à n’en pas douter, aurait fait de lui, à son tour, un homme mort.

A l’époque, en Argentine, la prescription était de vingt ans. Pendant vingt ans, s’il avait remis le pied en terre de civilisation, sa vie se serait interrompue au bout d’une corde ou ou à la pointe d’un fusil.

Pendant vingt ans, le Chacho n’est jamais revenu vers la civilisation. Pendant vingt ans, il n’a pas rencontré un homme blanc. Pendant vingt ans, certains l’ont cru mort, d’autres ont oublié jusqu’à la cause de sa fuite.. Le Chacho, lui, vivait avec son cheval, nommé Llave, la clé. Et quand Llave est mort, il n’a eu d’autre ressource que de se procurer, en la troquant contre divers objets de sa fabrication, une mule encore jeune, provenant d’un hameau indien niché a l’abri de la Cordilliere. Dès lors, le fier cavalier qu’était le Chacho ne put plus aller qu’à pied, à côté de sa mule batée, vendre a d’autres Indiens, à des centaines de kilomètres parfois, les objets de cuir et de bois, si nécessaires à la vie quotidienne et que lui seul savait fabriquer.

Vingt ans. Il a vécu comme ça vingt ans, le Chacho, en ermite, en sauvage, en paria, se nourrissant de peu, changeant de cabane tous les trois ou quatre mois, s’enterrant parfois dans la neige pour ne pas être emporté par le viento blanco, le vent blanc qui dévaste et anéantit tout sur son passage.

Un jour enfin, lorsqu’il eut la certitude que le délai était passé, il se décida à prendre dans l’autre sens le chemin qui l’avait amené ici, vingt ans plus tôt. Quatre matins plus tard, il était arrivé à la porte de la petite église de la première bourgade. Il frappa, le prêtre lui ouvrit, Chacho se confessa et l’homme de Dieu, touché de la confiance qui lui était ainsi témoignée, entreprit en secret sa propre enquête pour être certain que, de retour dans son village, le Chacho ne serait plus inquiété.

Il ne le fut pas, en effet, et s’installa dans la petite maison basse qui est la sienne aujourd’hui. Il se mit en devoir de fabriquer a plus grande échelle, avec des cuirs plus nobles, ce qu’il avait appris à faire auprès des Indiens: des ceintures, des lassos, des guardamontes, des fourreaux ciselés pour abriter, le dimanche, à la messe, le grand facon à lame d’éclair et poignée d’argent.

Une autre surprise l’attendait. Adelita, la gamine, la fille du capataz. Adelita n’avait jamais oublié le courage de cet homme, grâce auquel elle avait échappé au viol. Adelita était devenue femme. Elle était belle à l’approche de la trentaine. Croyez-moi si vous voulez, elle allait presque aussitôt, le temps de prévenir l’alcalde et surtout le padre de San Lorenzo, devenir devant Dieu la femme du Chacho. Adelita que j’ai rencontrée, avec Chacho, au fond de l’atelier. Adelita qui a aujourd’hui 71 ans, et qui regarde toujours son homme, le Chacho, comme un héros, un mythe vivant.

Pourquoi ai-je eu donc envie, aujourd’hui, de vous raconter cette histoire ? En quoi peut-elle vous concerner, susciter vos réactions et vos commentaires ? Servir d’exemple? Susciter des souvenirs profondément enfouis? Je ne sais pas trop. Peut-être simplement pour m’acquitter de la dette lumineuse dont, sans même le savoir, Adelita et son Chacho m’avaient rendu redevable à jamais…

Il me semble en tout cas, malgré la distance géographique, malgré le temps qui nous en sépare, qu’elle pourrait servir de tremplin à une réflexion plus large, sans véritable fil conducteur, mais où pourraient surgir des questions essentielles et pourtant jamais posées:

– Qu’est-ce que le courage ?

– Sommes-nous capables de courage ?

– Pouvons-nous envisager de faire justice nous-mêmes ?

– Serions-nous capables de compromettre vingt ans de notre vie, en exil ou en prison, simplement pour sauver une gamine de l’abjection?

– La morale des livres est-elle toujours celle du coeur ?

– Pourriez-vous être Adelita, la femme de Chacho ?

– Ou Angel, Guadalupe, Hernando, leurs enfants ?

– Quelle place réserveriez-vous, dans votre village, votre quartier, votre maison, à un homme qui aurait tué un autre homme, fût-ce pour la bonne cause ?

– Et d’ailleurs, pourriez-vous, pourrais-je être un jour ce Chacho que j’admire et qu’aujourd’hui encore, bien des années encore après sa mort, il m’arrive parfois de pleurer?

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