Conrad

Conrad a 47 ans. La force de l’âge. C’est un excellent artisan menuisier, un chrétien convaincu, un homme qui ne manque ni d’humour, ni de sagesse, ni même de charme. Pourtant, depuis neuf ans bientôt, sa vie n’est plus une vie. Son horizon est restreint, bouché. Il n’a pas d’avenir, pas d’espoir, pas de projets. Son chemin, jour après jour, est tracé.

6h30, réveil.

7h00, petit-déjeuner

7h30, début du travail à la menuiserie.

12h00, repas.

13h00, un bon moment de calme. Le temps de lire les journaux, d’écouter la radio. Tiens, peut-être nous entend-il à l’heure qu’il est. Son vrai prénom n’est pas Conrad. Officiellement, personne ne pourra affirmer que cette histoire est son histoire. Lui, sans doute, se reconnaîtra. Mais qu’importe. C’est plus facile de porter un secret quand on se sent moins seul.

Donc, à 13h00, pour Conrad, c’est la pause. Jusqu’à 14h00.

Ensuite, il retournera à pied à la menuiserie. Sans surveillance particulière. Ici, chacun lui fait confiance. Puis, à 5 heures, il sera à nouveau libre. Enfin, libre, c’est beaucoup dire.

Une brève promenade, une brève étape au foyer, avec les autres, puis à nouveau les quatre murs, dont il ne sortira qu’à l’heure du repas du soir 19 heures, et où il reviendra bien vite, aussitôt après.

Quatre murs. Toilettes et douche séparés. Dans la chambre elle-même, un lit à une place, confortable. Une table-bureau, une chaise. Une penderie. Et, bien sûr, la radio, la télévision. Et même un lecteur de DVD.

Au mur, rien ou presque. Une petite croix au-dessus du lit, les photos jaunies d’une célèbre mais ancienne rencontre de base-ball. Et une photo aérienne de son quartier. Le cliché date d’une dizaine d’années. Le quartier a dû bien changer.

Pour Conrad, le plus grand crève-coeur, c’est l’arrivée des nouveaux. L’aide-comptable qui s’est fait pincer après deux ans de détournements discrets, le petit mafioso qui se croyait grand, le PDG qui a tenté de faire assassiner sa femme. Et même, depuis quelque temps, le chauffard.

Eux passent la porte, le dos voûté, le regard fuyant. Certains sanglo­tent, d’autres se retournent une dernière fois sur leur liberté perdue. Mais Conrad sait bien que tous reprendront courage. Leur femme ou leur petite amie viendra les voir souvent, ils feront à nouveau des projets. Et surtout, quelle que soit la durée de leur peine, les jours qui passent les ramèneront inéluctablement vers le grand porche, qu’ils repasseront dans l’autre sens, un instant surpris par l’intensité de la lumière et l’immensité de l’espace.

Conrad, lui, restera ici. Il y mourra sans doute. Pourtant, il suffirait d’un rien pour que, dans un mois, allons, comptons large, dans trois mois, il soit libre, lui aussi.

Un petit rien. Ouais. Mais pas n’importe quel petit rien.

Aux yeux de la société, Conrad a payé. Cher, mais il a payé. Trois ans le premier viol, assorti de mesures médicales. Cinq ans le second.

Conrad se rappelle le procès, le premier. Oui, c’était vrai. Il ne savait pas ce qu’il lui avait pris, comme ça, à 40 ans. Le diable, peut-être. Jusque-là, il n’avait jamais éprouvé d’attirance particulière pour les jeunes enfants, les petits garçons

Sa vie s’était déroulée normalement. Il s’était marié mais n’avait pas eu d’enfant. Sans doute, se disait-il aujourd’hui, était-ce mieux ainsi.

Et puis l’usure insipide du quotidien, la fin de l’attirance. Une ou deux visites à des prostituées. Décevant.

Jusqu’au jour où sa femme lui avait dit: – J’aimerais bien partir en vacances cet été avec Catherine, ma soeur. Toi, les vacances, ça ne t’inté­resse pas. Alors, si tu pouvais, pendant ce temps, t’occuper de Joël…

Joël, c’était le fils de Catherine. Il avait treize ans et pas de père.

Trois semaines plus tard, la dénonciation, les gendarmes, sa femme qui le charge un peu plus au procès. Trois ans.

A la sortie, personne ne l’attendait. Il s’était tenu à carreau quelque temps, s’était même soumis au suivi médico-social. Mais à la longue…

La presse l’avait surnommé le satyre du vendredi soir. Arrestation mouvementée. Nouveau procès. Cinq ans. Mais surtout, une mesure administrative selon laquelle Conrad restera enfermé aussi longtemps qu’il le faudra. Dix ans, vingt ans. A vie. Aussi longtemps qu’il pré­sentera un danger pour la société.

C’est-à-dire aussi longtemps qu’il n’acceptera pas, de son plein gré, cette petite opération, bénigne, sans danger, qu’on lui propose.

Pour cet homme vieilli, brisé, rompu, sa virilité est tout ce qui reste. Son dernier trésor, sa dernière étincelle d’humanité. Même chimique, la castration serait pire que la mort.

Alors voilà. C’est non. Mieux vaut être privé de liberté, même à vie, qu’accepter cette mutilation. Conrad n’en veut même pas à la société. Il sait qu’elle a raison. Il sait que, dehors, il pourrait commettre le pire. Il accepte son sort. C’est comme ça.

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