Le flot immense qui recouvrait la terre depuis si longtemps avait fini par se retirer, laissant au nord d’ici une longue langue de sable clair qui, dans sa partie haute, la plus éloignée de l’océan, commençait maintenant à sécher. Le corbeau s’était rassasié de toutes les délices que la mer avait abandonnée sur la grève, au point que, fait véritablement exceptionnel, il n’avait plus faim. Mais il avait d’autres curiosités, d’autres convoitises, et surtout, surtout, cet incommensurable désir de changer les choses, de jouer un rôle, d’influer sur le cours du monde et la vie des créatures.
Chacho Royo
L’histoire remonte à plus de soixante ans et l’homme qui l’a vécue rechigne encore à l’évoquer. Pour lui, c’est son passé, son honneur et sa déchirure, pas sa carte de visite. Il sait que ses proches savent, mais il n’aime pas en parler et, lorsqu’il le fait, c’est par allusions banalement énigmatiques, afin de ne pas élargir le cercle des initiés.
Jean-Michel et Christian
Jean-Michel a quinze ans. Christian, son frère, dix-sept. Christian ne va plus à l’école. La plupart du temps, il est à l’hôpital. De l’avis général, les médecins sont formidables. Christian ne souffre pas. Simplement, il se sent faible. Les choses n’ont plus leur vrai goût, les voix leur vraie sonorité, les mots leur plein sens. Christian est comme sur un nuage. Est-ce dû à sa maladie ou aux nombreuses injections qu’on lui impose chaque jour ? L’un et l’autre, sans doute. Mais il n’a pas à se plaindre. Et il ne se plaint pas…
Conrad
Conrad a 47 ans. La force de l’âge. C’est un excellent artisan menuisier, un chrétien convaincu, un homme qui ne manque ni d’humour, ni de sagesse, ni même de charme. Pourtant, depuis neuf ans bientôt, sa vie n’est plus une vie. Son horizon est restreint, bouché. Il n’a pas d’avenir, pas d’espoir, pas de projets. Son chemin, jour après jour, est tracé…
Hélène
Paris, février 1985. C’est l’hiver et, même dans le parking couvert du supermarché, une pellicule de glace recouvre le ciment maculé de taches d’huile. Hélène Audran, 63 ans, institutrice à la retraite, sort de sa voiture avec précaution, boutonne son manteau jusqu’en haut, ouvre même la portière arrière pour prendre une écharpe supplémentaire et, sans enlever ses gants, empoigne le cabas qui ne la quitte jamais quand elle va faire ses emplettes de la semaine…
Béatrice et Sylvie
Béatrice et Sylvie sont jumelles. Longtemps, leurs chemins, comme leurs visages, se sont confondus. A l’école, l’institutrice avait dû demander à leur maman de les habiller de couleurs différentes afin de pouvoir les reconnaître. A la récréation, Béatrice et Sylvie s’enfermaient dans les cabinets et, quand elles ressortaient, elles avaient échangé leurs tenues. Bien sûr, elles étaient les seules à le savoir et, si elles ne s’en étaient pas un peu trop vantées, la maîtresse n’aurait jamais songé à exiger, en plus, des coupes de cheveux de longueurs différentes…
Marie-Jeanne
Richard se souvient des longues soirées passées à la maison ou chez des amis de Marie-Jeanne, des joueurs de guitare, des réfugiés exotiques, des immenses plats de spaghettis, de l’odeur douce et enivrante de la fumée, une fumée qui ne ressemblait guère à celle des gros messieurs à cigares…
Jean-Marie
Son temps, Jean-Marie le passait à préparer la cuisine, à bricoler dans la maison. Souvent, des voisins venaient demander son aide. Il allait réparer un robinet, régler une chaudière. Il ne se faisait pas payer, mais acceptait volontiers un petit cadeau, une volaille, une friandise, ou un jouet pour leur fils, Antoine, qui venait de fêter ses neuf ans…
Laurent
Pêle-mêle ressurgissent toutes sortes de souvenirs. Sa mère – tiens, au fait, c’est vrai, il n’a jamais parlé d’elle en disant « ma maman » mais toujours « ma mère » – sa mère au petit matin, lui confectionnant un copieux petit déjeuner et s’extasiant:
– Regarde, Laurent, quelle chance ! Les lutins sont encore venus cette nuit. Ils ont fait la vaisselle.